Devoir de vacances (2) : cybernétique santé (https://www.idee-s.info/45/devoir-de-vacances-2-cybernetique-sante/)
Système de santé, système d’information, informatisation des professionnels de santé sont des termes d’usage courant et on en oublie l’origine, la génèse et les enjeux qui semblent aller de soi. Que nous dit la lecture de « l’empire cybernétique » (Céline Lafontaine – Seuil 2004) et de « La Grande Santé » (Olivier Razac – Climats 2006) ?
A propos de l’empire cybernétique (Céline Lafontaine – Seuil 2004) et de la Grande Santé (Olivier Razac – Climats 2006).
i comme information, informatique ou internet, d comme découverte ou décryptage, s comme santé, système…
Système de santé, système d’information, informatisation des professionnels de santé sont des termes d’usage courant et on en oublie l’origine, la génèse et les enjeux qui semblent aller de soi. Ces deux livres apportent chacun des pistes pour en explorer la complexité.
Par son sous-titre « des machines à penser à la pensée machine », Céline Lafontaine donne le ton et pas à pas décrypte comment une bonne part de la pensée européenne a été souterrainement influencée par les présupposés théoriques de la naissance de la cybernétique tout juste après la Seconde Guerre Mondiale. Comme la société ou l’économie, aucun domaine lié à la santé n’a échappé au « paradigme informationnel et cybernétique »: biologie, génétique, psychologie,… « Avec sa volonté affichée de modifier, d’améliorer et d’allonger la vie, la cyberscience procède d’un véritable imbroglio épistémiologique et symbolique. Ce qui est oublié dans cette indifférentiation entre les êtres et les choses, c’est le fondement inaliénable de toute vie terrestre. […] La cyberscience conduit à ne plus concevoir le corps comme les supports de toute vie, de toute individualité humaine. […] Cet acharnement dans le contrôle et l’amélioration du corps peut être vu comme le signe de la disparition en tant que support symbolique de l’individualité.« (page 208). En 1990, le rêve d’un biologiste moléculaire et prix Nobel était de graver le contenu d’un être humain via son génome sur un CD, quelques années après sont nés les projets du dossier de santé exhaustif non seulement pour l’individu mais toute une population (DMP, DSE,…). « La réduction de l’humain à une série d’informations complexes, voilà donc la principale conséquence de l’emprise du modèle informationnel sur les sciences de la vie.« (page 206) mais aussi sur la société et les politiques (bio-politique).
« Le médecin actuel est un cybernéticien. Il est à la fois un technicien, un ingénieur et un administrateur » (La Grande Santé page 232) Olivier Razac dans la troisième partie décrit la médecine devenue pleinement sociale dès la deuxième moitié du XXeme siècle. Avec détails, il le fait après avoir exploré la médecine au cours de l’histoire humaine en décrivant les périodes de la médecine hypocratique (l’homme sain raisonnable à la diététique réglée) et de la médecine thermodynamique (née au XIXeme, encore présente de nos jours en sport avec la maîtrise énergétique). La médecine sociale n’a pas fait disparaître les deux précédentes mais la Santé d’aujourd’hui est caractérisée par la « responsabilité de tous envers chacun et de chacun envers tous« . Il y a « informatisation des corps » et les programmes sont largement pris en charge par les individus eux-même avec les autodiagnostics (biologiques, psychologiques,…). L’information de commande externe (normes et contrôle) est intériorisée dans le « programme interne » par l’individu. [voir note 1]
En quelques mots, c’est évidemment brutal mais on peut comprendre par cette lecture comment un fossé peut se creuser entre des praticiens, des institutions emprisonnés dans une approche systémique et les patients qui vivent leur corps, leur vie. Les patients sont en droit d’être inquiets de ces technologies de l’information qui fragilisent cette « rencontre » du médecin et son malade tous deux pris dans la nasse du système de Santé. « Au final, l’intégration de l’individu au système sanitaire devient indissociable de son intégration au système social ». Quel est dès lors le défi ?
Ces deux auteurs à la fin de leur livre appelent à « encore et toujours rester humains » en cherchant « à quoi ressemblent les résistances spécifiques à la médicalisation dans une société de contrôle » pour retrouver tout « ce qui fait que la vie est telle qu’elle est ». Ce n’est pas contre telle ou telle institution qu’il faut se défendre mais on est invité « à subvertir des schémas fonctionnels qui les traversent et les constituent ». C’est donc le défi de l’intelligence et de l’imagination « face aux discours massifs ». Un défi avec sagesse (phronesis)[2]
sur le fil d’équilibriste sans chuter dans la paranoïa confuse d’un côté ou la religiosité prosélyte de la technoscience de l’autre.
Michel S. 27/8/2006
[1] Pour des personnes fragiles, dans la même famille que l’anorexie ou la boulimie, les experts décrivent « l’orthorexie » où, le malade prend plus de temps à spécifier son alimentation, ses repas de « qualité » par rapport à des normes qu’à découvrir le plaisir du repas (qui est aussi rencontre et convivialité).
[2] Dans le « devoir de vacances » précédent, l’article de Dominique Folscheid sur « Médecine entre hubris et phronesis » fait l’objet d’une fiche de lecture détaillée.
Cette contribution fait partie de la série : Vacances 2006
- Lectures d'été
- Devoir de vacances : Hubris et Phronésis
- Devoir de vacances (2) : cybernétique santé
- Devoir de vacances (3) : L'engrenage de la technique